samedi 28 mars 2009

Tei


"Un coin de Lyon", mars 2008.

La rue Claude Ferrand ne souffrait aucun passage cette nuit-là, constat que Samuel s'expliquait par l'absence des régulières, des prostituées habituellement dissimulées dans les interstices de cette rue hors normes. Si la journée elle se révélait si peu fréquentée par le touriste ou le simple habitant c'est que sa construction faisait penser à une grotte, insalubre, profonde de ses tournants abruptes et irréguliers. La largeur de la rue tout comme la hauteur des maisons qui la cerclaient, était étrange comme si un apprenti du premier art avait tenté de lancer une nouvelle mode architecturale. À cause de ses défauts de structure, la rue était privée de lumière, celle-ci stoppée dans sa descente par les coins successifs qui lui coupaient le faisceau de lumière. C'était justement pour tous ces défauts qu'urbainement Claude Ferrand était devenu malgré lui et son histoire, un homme peu recommandable. La femme de mauvaise vie, c'était lui, et à Lyon tout le monde faisait l'amalgame entre l'homme et la rue, reléguant son réel à une fange humaine qui plus est réductrice et illégitime. Les habitants évitaient la rue, pourtant en plein centre ville, refuge sombre aux pulsions soudaines des hommes. La version officielle était que bien entendu personne, oh grand dieu, ne fréquentait cette rue, et pourtant l'oeil attentif de Samuel avait plus d'une fois remarqué la fuite de certains vers cette fissure mal-aimée. À la pause de midi certains s'y engouffraient, plus avides de se consumer dans une étreinte que de dévorer un sandwich sans plaisir. Ces hommes là sont maintenant sans issue depuis l'incident, car les femmes de la rue Claude Ferrand avaient disparu, et plus aucune d'entre elles ne rôdait dans les environs. Elles avaient complètement déserté le lieu depuis qu'un règlement de comptes entre macs avait tourné au bain de sang la semaine précédente. À la télévision, l'information était passé au journal de 20h00 faisant les gros titres et couvrant plus de trente minutes de l'actualité. À en croire la chaîne, le reste du monde avait cessé d'exister pour laisser ce fait divers paradé sur les ondes nationales telle une star oscarisée. La disparition de ces personnes communément rejetées et critiquées par le beau monde allait pourtant jouer un rôle crucial dans la suite des événements, et plus particulièrement dans la vie de Samuel.

Etudiant en dernière année aux Beaux-Arts de Lyon, Samuel avait quitté sa Nice natale après son Bac ES pour vivre cette vie de l'Art et de la bohème, se construire et nourrir sa passion pour la photographie d'une nouvelle atmosphère. Ce besoin si ancré de palpiter le génie, de le ramener à lui en cherchant à susciter son intérêt se faisait plus vorace que le désir habituellement ressenti auprès d'une femme. Lorsqu'il quittait l'enceinte de l'école il lui arrivait souvent de saluer ses amis et de partir dans la direction opposée à la leur, et paralysé par sa peur du métro il préférait marcher et se perdre pour découvrir de nouveaux recoins oubliés des autres et du regard. Si la photographie était devenu à quinze ans son principal support d'expression c'est qu'après avoir analysé ce qui lui plaisait le plus au monde, il l'avait choisi comme compagne de vie. Il s'était déclaré à sa famille comme un fervent amoureux de la photographie, une déclaration plutôt inhabituelle mais qui persuada sa famille du bien-fondé de tenter le concours d'entrée des Beaux-Arts. Une fois intégré dans l'école, il se spécialisa dans la photographie, et depuis qu'il se l'est reconnue comme une vocation, la découverte et la perte de repères qu'elle provoque lui sont plus bénéfiques que n'importe quelle autre activité. Plus qu'un passe-temps, la photo était une raison de vivre, la sienne qu'il pouvait porter en étendard autour du cou, une cravate adaptée si l'on veut citer son père.

Parce que la photographie n'a pas droit à un statut artistique, Samuel se l'était appropriée comme son oeil, en lui et non hors de lui. Il se sentait toujours à l'affut des désirs de ses sens, affamé du visuel et des étrangetés des choses, lieux et hommes. Dans cette logique, Samuel avait baptisé son Nikon The Eye Inside, qu'il avait abrégé amicalement Tei.

Le doigt sur la gâchette, Samuel se sentait intrépide et transporté comme dans un film de Clint Eastwood, passionnée d'images et de pulsions de voyages. Pendant longtemps il s'était vu devenir réalisateur, cherchant à imbriquer toutes ses images en lui dans le but de réaliser son premier film, mais quand il y a quatre ans il s'était essayé à la réalisation, il n'avait pu donner une ligne continue à ses idées. Elles vivaient toutes de leur indépendance, se recoupant parfois dans une même thématique, mais ne se conciliaient jamais pour aboutir ensemble. Elles ne pouvaient même cohabiter ou s'accepter, car elles ne valaient justement que pour leur substrat propre et entier. Il ne fallait pas croire que Samuel choisi dès lors la photographie par défaut, mais au contraire le rejet du cinéma réaffirma son attrait pour l'instant, le moment de la prise de vue qui projette le temps sur un éclair, unique et instantané. Chaque fois qu'il prenait une photo, Samuel sentait la force de la vie comme décuplée, comme une conscience qui lui murmurait, Le temps file, rendant chaque instant unique, précieux. L'appareil en main le jeune homme sentait la vie lui échapper et ne la rendant que plus importante, il voyait son objectif devenir une philosophie. Vis aussi bien et aussi intensément que possible, le temps ne jouera pas les prolongations pour toi se disait-il. Il jouera sans toi, pensait-il à voix basse. Oui, le temps s'amuserait de lui, lui permettrait d'exister quelques années, puis lui retirerait ce droit premier de la vie. La mort n'était plus la date butoir ou l'élément angoissant de ce siècle, en tout cas plus pour Samuel qui voyait au contraire le temps comme le plus incroyable des dangers, à la fois maître et bourreau, il lui avait appris le sens de la vie.

Le mandarin autour du cou, Samuel s'était levé la tête entre deux univers, ni tout à fait éveillé et pas près de se rendormir vu la secousse qui venait de le remuer. Il lui arrivait souvent de s'allonger quelques instants sur son lit, le dos face au matelas et les yeux vers le ciel, son salut autour du coup, bandoulière en corde à vide. Ce processus qui se rapprochait de la méditation le plongeait chaque fois dans un demi-sommeil où il se voyait en polaroids jusqu'à ce que l'objectif se détourne de lui pour charmer les environs. Tout élément devenait prétexte à la pression de l'index, tout bruit détournait Samuel de son champ de vue, vacillant d'un côté puis de l'autre et enfin finissait par se figer et capturer l'instant, comme un chasseur devant une biche égarée. Les instants les plus rares se montraient soudainement devant lui, et avec le réflexe de l'oeil averti Samuel les saisissait à jamais dans son appareil. Si étrange que puisse paraître l'association avec la chasse, métaphore de la mise à mort, Samuel la trouvait cohérente avec sa vision de la photographie. A défaut de voler l'âme des lieux, Samuel leur assurait l'éternité et l'assurance d'une existence parallèle niant temps et espace, car ceux-là s'étaient figés en lui pour toujours. Le temps pouvait bien continuer sa course, le jeune homme le capturait à loisir lorsque l'occasion se présentait. Parfois même, il prenait des photos à tort et à travers, avec une allure vacillante comme celle d'un homme trop imbibé d'alcool, et il se retrouvait ensuite face à des instants voilés, parés de cette part d'invisible qui forcent les hommes à froncer les sourcils pour les voir.

Il ne sentait pas le danger des rues à la tombée de la nuit, et c'est au contraire pris d'un soudain élan de liberté qu'il abandonnait son T3 pour errer dans les interstices de la ville endormie. Cette nuit, il avait choisi Claude Ferrand.

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